« Ce que vous aimez, c’est ce que vous avez vu et entendu le plus souvent, tas d’idiots !« , Francis Picabia, 1920.
Il suffit de lire cette citation pour comprendre le fondement des mécanismes qui définissent la valeur esthétique contemporaine, et pas seulement. Dans les même années, lors d’un dîner mondain(1), Kies Van Dongen souffla à Foujita que sa peinture plaisait aux riches bourgeoises parisiennes par le simple fait que ces dernières affectionnaient la manière dont il avait de dessiner des yeux plus grands que nature, il encouragea Foujita à en faire autant. Au milieu du 19ème siècle le peintre Daumier jugeant la peinture de son ami Ingres par trop madérisée suggéra donc à ce dernier « d’épouser son temps« , ce à quoi Ingres répliqua : « Et si le temps avait tort? ». Les anecdotes de ce style jalonnent toute l’histoire récente de l’art, et elles révèlent presque toujours que le goût commun détermine la valeur esthétique, et par conséquent la valeur économique d’une oeuvre artistique.
L’Homme est nature et culture, et d’après l’anthropologue René Girard il est l’animal le plus mimétique de toutes les autres espèces. Sa construction mimétique est totale : il regarde, observe et imite. Cette propension propre à l’Homme ne se limite pas aux simples fonctions vitales, mais également à ses désirs. Le désir mimétique, ainsi nommé par René Girard, est en partie le chef d’orchestre de toutes sociétés humaines, ainsi que le fondement même de ce qui fait sens, une culture. La culture se construit donc naturellement par des constructions successives d’imitations. Toutes les grandes périodes artistiques de l’histoire de l’art moderne (entre autres) : les Nabis, les expressionnistes, les surréalistes, les cubistes, etc., nous montrent à quel point la théorie de Girard est applicable au domaine de l’art. En effet, la valeur esthétique d’une oeuvre d’art ou plus simplement son devenir « art », semble suivre le même processus que la construction sociale des individus (l’individuation). L’imitation part du principe qu’un original existe, et lorsque l’on essaye de remonter à l’origine du modèle, celui-ci se révèle être dans sa grande majorité le produit d’un « accident » et non pas d’un résultat logique de la pensée, ou simplement d’une intention. J’entends par intention la finalité entendue d’un objet ou d’un concept dès son origine. Picasso bénéficia ainsi de l’intérêt de la science anthropologique de son époque pour les objets de culte africain, lesquels sortis de leur contexte et fonction premiers, c’est à dire être des objets de culte et de rite, deviennent alors connus du monde occidental. Picasso, non pas sans un talent technique et/ou artistique certain, commença alors à imiter ces reliques cultuelles, à les copier, pour finalement les intégrer dans sa peinture. Le cubisme résulte lui aussi d’une imitation, celui des effets de l’innovation technique de la photographie et du cinéma. Le « nu descendant l’escalier » de Marcel Duchamp, oeuvre cubiste emblématique d’alors pour son titre(!), est une décomposition visuelle d’une action restituée cinématographiquement(2). Ce qui est révélé par le récit historique romantique(3) comme étant d’authentiques révolutions artistiques semble être en définitif des produits d’imitations. Aussi, l’évolution des mœurs sociales de toutes les époques impacte-elle les artistes et leur permet-elle ainsi d’imiter ce que l’on n’imitait pas jusqu’à présent. Cependant, il est évident qu’à la source de toute série d’imitation il existe un modèle originel que l’on pourrait alors qualifier de valeur authentique. Celle-ci est à mon sens incarnée par la nature, celle qui nous a précédés et qui nous entoure. Si l’on admet qu’il existe un acte artistique totalement pur et vierge, dans le sens de celui qui n’imiterait rien, alors les toiles d’araignée, la ruche des abeilles, etc., toutes ces réalisations animales totalement instinctives pourraient être classées dans le domaine d’un art dont la valeur (ou nature) est objectivement authentique, car dénuées de tout calcul esthétique ou/et économique. L’innovation artistique perpétuelle de l’Homme réside dans son imitation de la nature. L’oeuvre d’art est donc une construction exclusivement culturelle (et donc sociale), et le fameux ready-made de Marcel Duchamp en est la démonstration la plus brillante à ce jour. En effet, désigner n’importe quel objet du quotidien à peine modifié tel que « La Fontaine »(1917), le ready-made emblématique par excellence qui consistait en un urinoir retourné, démontre ainsi que sans le consentement mutuel des spectateurs (« regardeurs » dixit Duchamp), c’est à dire sans leur (notre) croyance commune, la sacralisation de n’importe quel objet en œuvre d’art ne peut par conséquent exister.
Marcel Duchamp ne retourne pas seulement un urinoir mais la réalité dans son entier, du moins la succession des simulacres qui la composent.
La valeur esthétique (occidentale) est depuis le début de l’ère capitaliste intrinsèquement liée à la valeur économique, voire marchande. Celle-ci est planifiée par des mécanismes artificiels relevant de la psychanalyse dont les fondements se réfèrent en partie à la théorie de René Girard, c’est à dire le « désir mimétique ». Edward Bernays, neveu de Sigmund Freud, est considéré comme le père de la propagande politique et industrielle, il sera l’un des premiers à comprendre que les travaux de son oncle, au-delà d’expliquer les fondements de la psychanalyse moderne, peuvent également être utilisés à des fins commerciales. On prête à Bernays l’exploit d’avoir sauvé de la faillite le cigarettier Philip Morris lors de la crise de 1929 en transformant considérablement les mœurs de son époque. En effet, les femmes ne fumaient pas, et la seule solution à court terme pour la firme Philip Morris était alors de trouver de nouveaux fumeurs. Bernays suscita alors le désir féminin en faisant fumer pour la première fois à l’écran les stars féminines du moment (le cinéma était alors le divertissement le plus populaire de ces années-là). Cette pratique bien connue des publicitaires, relève bien plus du neuro-marketing que de la simple réclame. C’est donc en associant un objet ordinaire à ce que l’on pourrait appeler un signe iconique (ici une star connue et reconnue) que cet objet va puiser toute sa légitimité et par conséquent sa valeur. Ces signes iconiques servent alors de leviers de valorisation à n’importe quel autre objet ou concept (comme le fait de fumer). Cette pratique est plus connue en marketing sous le nom de la polarisation des affects collectifs ou communs sur un objet.
Andy Warhol, publicitaire de son état, compris très vite l’importance de ce procédé de valorisation et à l’instar de Bernays, il recycla l’image de stars internationales (Marylin Monroe, James Dean, etc.) ainsi que des objets de marques populaires (Campbell’s soup, tampons à récurer de la marque Brillo, etc.) directement dans la réalisation de ses œuvres. Les signes iconiques ainsi utilisés permettent, au-delà de tout système d’appréciation relevant de celui des beaux-arts (le curseur du passé?), de remporter instantanément l’adhésion du plus grand nombre. Cependant l’adhésion n’est pas synonyme de reconnaissance, condition sine qua non du devenir « oeuvre d’art » de tout objet ayant pour fonction cette finalité. Le philosophe et critique d’art Arthur Danto a été l’un des premiers à pressentir le bouleversement de tous les systèmes d’appréciation du domaine de l’art. Au début des années 1960, Andy Warhol proposait dans l’une de ses premières expositions à New-York, une oeuvre d’art qui consistait en un entassement de boîtes de tampons à récurer de la marque Brillo. Arthur Danto en déduisit alors que le statut d’oeuvre d’art que l’on pouvait accorder à cet entassement qui se placait donc en dehors de tous critères d’appréciations fondés du domaine des beaux-arts, tenait simplement au fait qu’il soit exposé dans une galerie d’art new-yorkaise connue et reconnue(4). Ainsi Andy Warhol bénéficie ici d’une part d’un levier d’adhésion générale et donc celui d’une certaine forme de valorisation esthétique par le fait qu’il ait recyclé la marque « iconique » Brillo. D’autre part il bénéficie aussi d’un support de valorisation économique par le simple fait qu’il ait exposé ce même « objet » dans un lieu connu et reconnu comme étant un lieu d’art, une galerie d’art.
Dans la Grèce antique on départageait ainsi la raison à la pulsion : la première est ce qui provient de la tête, « l’âme du haut », et la seconde du ventre, « l’âme du bas ». L’art des fous (ou l’art outsider(5)), initié au milieu du 19ème siècle par le docteur Joseph Guislain à l’hôpital psychiatrique de Gand en Belgique (le premier par ailleurs à considérer les fous comme des patients), est probablement l’activité artistique dont la démarche serait au fond la plus authentique. En effet aucune prétention culturelle de devenir « oeuvre art » ou encore d’ambition économique ne motive l’art des fous, puisque celui-ci résulte de l’effet de « l’âme du bas » et non de la raison. Cependant, même si l’on admet que l’activité manuelle de ces patients est une forme de thérapie dépourvue de toutes ambitions, du moins celles qui aboutissent au destin marchand de notre système (occidental) de valeur, cette production manuelle peut tout de même faire son apparition dans les mécanismes de valorisations cités plus haut. Le produit de l’activité manuelle humaine, en dehors de toutes fonctions prédéterminées utiles à son confort vital, donc celui par exemple ayant une valeur thérapeutique ou spirituelle voire religieuse (Les édifices religieux), peut être nommé oeuvre d’art uniquement dans le cadre d’une politique culturelle bien définie, et par conséquent bien d’une décision fondée sur une croyance collective.
Le questionnement sur la valeur objective de l’art est aujourd’hui incarné par le travail incessant de recherche et de démonstrations empiriques qu’est l’Art contemporain. Ce dernier est la réflexion poussée à son paroxysme autour de la question de la valeur authentique de l’art ainsi que celle de l’existence objective de l’oeuvre d’art. L’Art contemporain, dont le cynisme fusionne souvent avec l’imposture donc une certaine forme d’incroyance, est probablement l’aboutissement de cette réflexion sur la question de la valorisation conceptuelle d’un « objet » en oeuvre d’art, et donc vraisemblablement le point final du récit romantique (récent) de l’art. L’art contemporain vient donc clore une histoire, non pas celle de la mémoire collective incarnée par ce que l’on peut nommer notre patrimoine, celui de notre passé voire de notre propre existence, mais celui de l’histoire romantique récente de l’art ainsi que celles de ses protagonistes : artistes, marchands, collectionneurs, etc.. Ainsi les détracteurs de l’art contemporain, au-delà de leur indignation légitime face à l’ignorance de la participation active de certains artistes de l’art contemporain à ce processus de fin de cette histoire romantique de l’art, sont soumis le plus souvent, à mon sens, à leurs propres jugements subjectifs créés par tous les mécanismes cités plus haut. Je consens naturellement que bon nombre de ces derniers expriment simplement leur rejet à l’intellectualisation forcenée des préceptes de l’art contemporain au dépend de ce que le destin de l’art était jusqu’à récemment encore : le beau(6), l’émotion, le sensible, etc.
Déplorer ou se réjouir est je pense la seule alternative affective que doit susciter la fin du récit romantique de l’histoire récente de l’art. Car cette finitude est au fond la suite logique de celle de l’histoire de l’art académique et donc celle aussi de l’apparition du bouleversement intellectuel et esthétique que fut l’art moderne. Ne pas reconnaître la légitimité de l’art contemporain revient à mon sens à ne pas croire au récit romantique de l’art, et donc de croire en une valeur authentique autre que celle provenant de la nature. Si une telle valeur existait, seul le domaine de la croyance nous permettrait de la comprendre mais surtout de l’accepter. Par conséquent la valeur authentique dans le domaine de l’art n’est, à mon sens, rien de plus qu’une authentique croyance…
Nota Bene :
Je ne voulais pas exprimer certains aspects des querelles contemporaines de l’art : celles qui opposent cette transformation de l’aspect historique de l’art à une conquête exclusivement économique des Etats-Unis sur l’Europe. Car ce dénouement est plus la conséquence, à mon sens, d’un abandon culturel de la propre culture européenne de l’Europe que de celui de la colonisation économique et donc culturelle américaine. La force d’une culture se mesure à sa propre résistance face à une autre culture, et tout m’indique que le récit romantique(3) de la fin de l’histoire de l’art, et donc en partie européenne, est le résultat de sa propre suite historique logique, celle de son autodestruction.
Vadim Korniloff
(1) Foujita vol.2 de Sylvie Buisson, éditions ACR.
(2) Marcel Duchamp, « À propos de moi-même », dans Duchamp du signe, Paris, Flammarion.
(3) Dans le sens premier, c’est à dire qui manifeste une prédominance d’idéalisme et de sentimentalité.
(4) L’art caché, Aude de Kerros, édition Eyrolles.
(5) À ne pas confondre avec le mouvement « art brut » mouvement se prônant indépendant de toute forme professionnelle du peintre Jean Dubuffet.
(6) Dans le sens kantien.